Une Europe unie est la seule utopie politique raisonnable forgée par les Européens au fil de l’histoire.
Pour moi, une Europe unie est la seule utopie politique raisonnable forgée par les Européens au fil de l’histoire. Des utopies politiques atroces – des paradis en théorie qui se sont changés en enfers dans la pratique – nous en avons inventés à tour de bras. Parmi les utopies politiques raisonnables, à ma connaissance, il n’existe que celle-là : l’utopie d’une Europe unie.
Si je ne m’abuse, une infinité de faits viennent étayer cette idée. Ils sont tellement évidents que je crains vraiment que nous ayons tendance à les oublier, bien installés que nous sommes dans une dictature du présent où les événements de la veille relèvent déjà du passé et ceux de la semaine dernière pratiquement de la préhistoire. Je mentionnerai seulement trois de ces faits. Le premier c’est que le sport européen par excellence n’est pas le football, comme beaucoup peuvent le penser, mais la guerre. Au cours du dernier millénaire, nous, Européens, nous sommes entretués sans nous accorder un seul mois de répit et de toutes les manières possibles : au cours de guerres de cent et trente ans, de guerres civiles, de religion, ethniques ou mondiales – qui étaient en fin de compte des guerres européennes.
Ces dernières ont été terribles, atroces jusqu’au délire : comme le rappelle Steiner lui-même, entre août 1914 et mai 1945, de Madrid à la Volga, de l’Arctique à la Sicile, une centaine de millions d’hommes, de femmes et d’enfants périrent à cause de la violence, de la famine, de la déportation et du nettoyage ethnique, et l’Europe occidentale et l’ouest de la Russie sont devenus des épicentres de la mort, théâtres d’une brutalité sans précédent, que ce soit à Auschwitz ou dans les goulags. Le projet de l’Union européenne est évidemment né de l’horreur de cette boucherie indescriptible et de la conviction, pleine de discernement, de dégoût et de courage, que rien de comparable ne devait se répéter en Europe. Le fruit de cette conviction n’est pas moins évident, ni moins surprenant : mon père a connu la guerre, tout comme mon grand-père, mon arrière-grand-père et mon arrière-arrière-grand-père et probablement tous mes ancêtres, mais moi je ne la connais pas. J’appartiens à la première génération d’Européens qui ne connaît pas la guerre, du moins – n’oublions pas les luttes féroces qui ont fait voler en éclats la Yougoslavie – une guerre entre les grandes puissances européennes. Je sais que certains pensent que, par conséquent, une nouvelle guerre en Europe est inconcevable. Cela me paraît bien naïf.
Dans l’histoire de l’Europe, ce qui est inhabituel, ce n’est pas la guerre, mais la paix. Par ailleurs, il suffit que réapparaissent des problèmes sérieux, comme ceux à l’origine de la crise de 2008, pour que resurgisse avec force et vigueur le nationalisme, raison ultime, caractéristique et moteur de toutes les guerres européennes de ces deux derniers siècles.
L’union de l’Europe a pour vocation de le combattre, mais c’est une tâche difficile. Le nationalisme n’est pas une idéologie politique, mais une croyance. En fin de compte, la nation a été le substitut de Dieu comme fondement politique de l’État, et il sera aussi difficile de s’en débarrasser en Europe qu’il a été difficile de se débarrasser de Dieu. Comme l’a observé George Orwell, le nationaliste ne tient pas compte de la réalité, de sorte que peu lui importe si l’on démontre, chiffres à l’appui, que sortir de l’Europe est préjudiciable à la Grande-Bretagne ou que la logorrhée anti-immigration de certaines personnalités politiques n’est en réalité qu’un pur délire xénophobe, parce qu’il continuera de croire que les Britanniques doivent sortir de l’Europe et que les immigrés menacent son emploi et sa sécurité et, par conséquent, il sera en faveur du Brexit.
Condorcet4 a écrit que « la peur est l’origine de presque toutes les sottises humaines, et surtout des sottises politiques », et Walter Benjamin soutenait que le bonheur consiste à vivre sans crainte.
Les nationalistes sont malheureux et en proie à la peur : pour bon nombre d’entre eux, l’UE n’est qu’une entité distante, inutile et sans âme qui les oblige à vivre à la merci des éléments, avec des personnes étranges, qui parlent des langues bizarres et qui ont des coutumes non moins inhabituelles. Ils préfèrent vivre avec leurs congénères ou plutôt avec ceux qu’ils imaginent être les leurs ou dont on les a persuadés qu’ils l’étaient, protégés par les fausses certitudes de toujours, réfugiés dans des identités collectives illusoires, respirant, comme dirait Nietzsche, la vieille odeur de l’étable. La seule chose utile à faire pour l’avenir c’est de garder le passé toujours présent. C’est pourquoi oublier la sombre histoire de violence qui a ravagé l’Europe, faire comme si elle n’avait jamais existé est une immense erreur. Oublier que l’UE a joué un rôle essentiel dans l’annulation de ce passé sinistre est une erreur encore plus regrettable.
Une deuxième raison fait que l’union de l’Europe me semble être le projet politique le plus attrayant et le plus ambitieux de notre époque.